The last dance, la légende de Jordan selon Jordan
Ayant batti une carrière de businessman planétaire sur ses capacités athlétiques et acrobatiques et une personnalité hors-normes aussi bien sur un terrain de basket qu’en dehors, Michael Jordan a toujours eu le talent inné de sublimer ses qualités et de gommer ses défauts. Les deux facettes majeures de ce personnage fascinant apparaissent pourtant au grand jour dans un long docu-série opportunément produit et diffusé par Netflix, le service de streaming disponible dans le monde entier en un clic, en juin 2020.
Jordan, c’est un basketteur américain, mais c’est surtout la première icone internationale à se vendre aussi bien comme sportif et comme marque véhiculant sa propre culture, accumulant assez d’influence et de fortune au cours de sa carrière pour devenir non seulement propriétaire d’un club NBA, mais également de sa propre entreprise au sein du groupe Nike, Jordan Brand. Un grand champion devenu milliardaire à la tête de son propre empire sportif et financier.
Sentant sa légende s’effriter à mesure que les stars actuelles de la NBA, Lebron James et Stephen Curry, étoffent leur palmarès hors-normes, cette icone du basket américain a profité de l’arrêt brutal de la saison NBA (du fait du Covid) pour reprendre les choses en mains. En effet, par un habile jeu d’autorisations, Michael Jordan est à la fois sujet et producteur du documentaire en 10 épisodes produit et diffusé par Netflix dans le monde entier, The last dance (de Jason Hehir, 2020, 8h11). Le moyen idéal, pour celui qui a connu la gloire avant les réseaux sociaux, de réapparaître dans l’actualité en racontant sa propre histoire, à sa façon, en utilisant le meilleur média du moment. Une histoire extraordinaire, à tous points de vue. Mais surtout du sien…
La roue tourne
Selon Rick Barry, légende du basket en son temps, lorsqu’Elgin Baylor a marqué son époque par ses envolées sous le maillots des Lakers, on pensait qu’il resterait unique, jusqu’à l’arrivée d’un certain Julius Erving. Et même si Erving a lui-même marqué son époque avec un style incroyable, là aussi considéré comme impossible à surpasser, une autre légende a finalement fait oublier Erving à son tour, un certain Michael Jordan. Toujours plus haut, toujours plus grand. Les légendes du basket américain se succèdent à un rythme effreiné.
Et si Larry Bird a longtemps considéré qu’on ne verrait jamais un autre Michael Jordan, de nombreux candidats se sont présentés depuis. La fortune n’ayant pas souri à une première génération de prétendants (Grant Hill et Penny Hardaway succombant prématurément à des blessures), ce sont Kobe Bryant (5 titres de champion en 20 saisons) et Lebron James (4 titres de champion en 10 finales NBA) qui ont réussi l’impossible, chacun à leur manière. La légende de Jordan commence donc à s’effacer.
Pire, avec l’avènement des Golden State Warriors, équipe d’exception qui a battu le record historique établi par les Bulls de Chicago en 1996 (72 victoires pour 10 défaites), avec 73 victoires pour 9 défaites, la légende des Bulls elle-même est menacée d’extinction. Après tout, personne aujourd’hui ne se rappelle le nom de l’équipe qui détenait ce même record jusqu’en 1996 – les Lakers de 1972 (69-13). Il était donc temps de remettre les pendules à l’heure, avec style.
Une carrière unique
Si Michael Jordan est considéré comme l’un des meilleurs basketteurs de tous les temps, c’est tout simplement parce qu’il a dominé le championnat américain dès son arrivée en novembre 1984, provoquant l’agacement de certains vétérans (Isiah Thomas notamment) et l’admiration des plus grands joueurs de l’époque (Magic Johnson et Larry Bird). Joueur d’exception ayant réalisé l’une des entrées les plus fracassantes dans les rangs professionnels, Jordan s’est imposé naturellement par sa maîtrise absolue des fondamentaux, une énergie exceptionnelle et la capacité de dominer à la fois en défense et en attaque, des deux côtés du terrain (se classant à la fois comme meilleur marqueur du championnat et meilleur défenseur, il est élu MVP en 1988, meilleur joueur).
Talent indivuel unanimement reconnu, il a cependant échoué dans un club de seconde zone, les Chicago Bulls. Et il a fallu de longues années d’efforts pour construire une équipe capable de rivaliser avec l’élite du championnat – une tâche accomplie par Jerry Krause, le general manager. La carrière de Jordan se décompose donc en deux parties: la lente ascension (1984-1990) puis le rêgne (1991-1998), l’artiste de permettant une pause baseball (1993-95) et un épilogue à la fois historique et controversé, qui est ignoré dans ce documentaire (2001-2003). Avant même d’accéder à la finale, le phénomère Jordan faisait déjà la fortune de la ligue, enregistrant des records d’affluence partout où les Bulls de Chicago se déplaçaient.
Une aura transcendante
Déjà gâté par la presse depuis son émergence dans le basket universitaire (plusieurs couvertures de Sports Illustrated), puis lors de son arrivée dans les rangs professionnels, Michael Jordan a bénéficié des soins d’un agent particulièrement visionnaire et performant, David Falk. Alors que l’équipementier Converse avait déjà à son catalogue les plus grandes stars de la ligue et ne lui accorderait aucune priorité, alors que les Bulls de Chicago considéraient le basket comme un sport d’équipe aussi bien sur le terrain qu’en termes de marketing, David Falk a décidé que son client méritait une communication spécifique et une ligne de vêtements et de chaussures à son nom.
Ayant créé le phénomène Air Jordan avec Nike, le super agent s’est attelé à construire un ensemble de partenariats avec des marques de toutes sortes, en jouant sur la complémentarité, et non la concurrence. Dès lors que l’une ou l’autre de ces marques investissait dans une campagne publicitaire, assurant à Jordan une présence constante à la télévision et dans les médias en plus des pages sportives, son client était désormais une égérie particulèrement rentable, puisqu’il était déjà très visible.
Enfin, au-delà du domaine strictement sportif et de la publicité, Falk a rapidement envisagé une troisième voie: le divertissement. Dans la continuité des expérimentations publicitaires de Spike Lee et Joe Pitka, particulièrement innovantes, Jordan est devenu plus qu’une égérie. Un véritable showman.
En apparaissant dans des talk-shows puis des documentaires, Jordan allait devenir iconique. Le premier essai du genre, Come fly with me, reste à ce jour une référence incontournable. Jordan a ensuite partagé avec Bugs Bunny et les Looney Toons l’affiche d’un film unique au cinéma, Space Jam (de Joe Pitka, 1h28, 1997), sous l’égide de Warner. Et il a enfin connu la consécration en IMax, avec Jordan to the Max (de Don Kempf et James D. Stern, 46′, 2000).
Une équipe de choc
En plus de ses qualités propres et de sa capacité de travail hors du commun, Michael Jordan a toujours su parfaitement s’entourer. S’il a aussi bien réussi, si son talent a été converti en succès planétaire, au-delà des espérances les plus folles, c’est grâce à un groupe d’individus tout aussi exceptionnels dans leur spécialité.
Jerry Krause, l’architecte. General Manager des Bulls, c’est lui qui a cherché pendant des années la formule permettant au club de se hisser au sommet. Tout en maîtrisant la masse salariale, il passe son temps à optimiser l’effectif, aussi bien sur le terrain que sur le banc. C’est lui qui recrute Doug Collins, le coach qui amène Jordan à ses plus belles saisons individuelles. C’est lui aussi qui fait venir Phil Jackson, d’abord au poste d’assistant coach, puis à la place de Collins comme entraineur principal. Chaque saison, il trouve les joueurs qui complètent parfaitement l’équipe, notamment Dennis Rodman, Toni Kukoc et Ron Harper, pour réaliser le second triplé (1996-98). Lors de la draft 1987, en allant chercher Scottie Pippen (#5, University of Central Arkansas) et Horace Grant (#10, Clemson), il réalise le plus beau coup de sa carrière.
Tim Grover, l’entraineur personnel. Bien avant le load management, bien avant les systèmes connectés et les smartphones, Tim Grover comptait à la main avec un calepin les pas de ses clients, de Jordan à Dwyane Wade, en passant par un certain Kobe Bryant. Le but, c’était de mieux connaître le corps des meilleurs sportifs au monde, afin d’anticiper la fatigue et l’usure, modérer leur inconfort et au bout du compte, les blessures et autres pépins. Une approche méthodique de l’entrainement, des performances, un suivi constant et toute une organisation pour permettre au meilleur joueur de gérer au mieux ses efforts considérables, à bon escient. Un atout majeur.
Scottie Pippen, l’indispensable sidekick. Repéré pour ses qualités athlétiques, ses proportions idéales et son sens du jeu, Scottie Pippen a été le basketteur idéal pour Chicago à plus d’un titre. Il s’en est fallu d’un cheveu pour que cet incroyable talent n’arrive jamais aux côtés de Jordan, sa cotte augmentant à l’approche de la draft 1987 au gré des divers showcases organisés par la ligue. Jerry Krause a dû ruser et réaliser le plus beau coup de sa carrière pour l’attrapper avec la complicité des SuperSonics de Seattle à la 5ème place de la draft. Et une fois à Chicago, il a réussi à devenir un très grand joueur, bien au-delà de son potentiel, tout en restant opportunément (et contre son gré) à un niveau de salaire relativement modeste, permettant au club d’attirer des talents parfaitement complémentaires (Kukoc, Harper, parmi d’autres) et de rester en avance sur le reste de la ligue. Si Jordan possède 6 titres de champion, avec des exploits collectifs inimaginables face à Indiana et Utah en 1997 et 1998 (des séries de playoffs que les Bulls auraient pû perdre), c’est certainement grâce à ce double avantage – sportif et financier. Le complément idéal.
David Falk, le super agent. Monsieur Plus, il décroche des contrats historiques, trouve des idées marketing géniales (il a créé la marque Air Jordan) et participe même à l’écriture du film Space Jam. L’un des pionniers du portfolio d’affaires extra-sportif, qui empile les contrats publicitaires avec méthode, profitant du rub-off effect (en s’adressant à plusieurs marques complémentaires, il leur vend l’image d’un Jordan très médiatisé, offrant la possibilité de bénéficier d’une notoriété maximale tout en réduisant leurs coûts de marketing – pas besoin de mettre Jordan en avant, puisque McDonald’s et Nike s’en chargent déjà). C’est l’un des agents les plus redoutés et les plus astucieux du marché, responsable de l’arrivée d’Alonzo Mourning à Miami, qui a permis à Juwan Howard de décrocher la lune avec Washington, et orchestré la manœuvre permettant à Jordan de passer de 18 millions (offre initiale de Chicago) à 30 millions (via un détour par New York, qui a fait monter les enchères). L’atout business du camp Jordan, auprès duquel le sportif est devenu un homme d’affaires avisé.
Phil Jackson, le faiseur de champions. Si les Bulls ont surpris tout le monde en virant Doug Collins, le coach qui venait de hisser les Bulls au sommet de la conférence Est en 1990, l’Histoire a démontré qu’ils savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. En pariant sur Phil Jackson, ils ont non seulement permis à Jordan de réaliser ses rêves de conquête, ils ont également permis de révéler l’un des plus grands entraîneurs de tous les temps, tous sports confondus. Jackson compte 11 titres de champion NBA à son actif, dont 6 avec les Bulls de Jordan, puis 5 avec les Lakers de Kobe Bryant. En plus de ses deux bagues en tant que joueur avec les Knicks de New York (1970 et 73).
Jerry Reinsdorf, le boss. Homme d’affaires avisé, il est actionnaire majoritaire des Bulls. Si Jerry Krause gère les affaires au quotidien et entame généralement les négociations sur tous les contrats (souvent âprement), c’est Reinsdorf qui arbitre et conclut. À part quelques ratés notables (Horace Grant parti à Orlando en 1994), sa gestion du club et de sa superstar est assez remarquable. Il continue à payer Jordan pendant toute la durée de son escapade au baseball ($4 millions annuels, considérant cela comme une compensation pour services rendus, mais essentiellement gardant la main sur son joueur) et, avant de céder pour le fameux contrat record à $30 millions en 1996, en propose 18. Quand Scottie Pippen exige un contrat de longue durée, alors que la popularité du basket grandit et laisse présager une forte augmentation des revenus, il lui conseille de ne pas le signer, et lui indique qu’il refusera toute renégociation. Pippen finira avec le 6ème salaire de l’équipe, 122ème de la ligue. Les Bulls peuvent ainsi s’offrir les services de Toni Kukoc, et compléter régulièrement l’effectif dans les limites du salary-cap pour rester au top.
Le dernier mot
Au bout du compte, Jordan reprend la parole, reprend en mains sa propre légende, car on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Il laisse même son auditoire conquis avec l’idée que son palmarès glorieux, avec 6 titres de champion, est en fait un minimum. Si on lui avait permis de défendre son titre en 1999, lors de la saison écourtée, avec toute son équipe de retour pour une ultime saison, il aurait facilement une bague de plus.
Ce n’est pas l’avis de son propriétaire, Jerry Reinsdorf. Déjà en 1991, au moment des négociations estivales avec le premier titre de champion en poche, les Bulls se retrouvaient dans une situation similaire, avec deux membres du cinq majeur sur le marché. En effet, le management de Chicago estimait que John Paxson et Bill Cartwright étaient en fin de carrière, et comptait sur l’érosion naturelle de leurs capacités pour leur proposer un contrat au raz des paquerettes (ils ont finalement eu chacun un contrat de 3 ans, à leur juste valeur).
Reinsdorf estime que jamais Pippen n’aurait signé un contrat d’un an pour repartir à la conquête du titre 1999. L’autre star des Bulls a attendu si longtemps pour obtenir son dû, après l’un des contrats les plus controversés dans l’Histoire de la NBA, ayant demandé un échange dès 1997, il était impensable, une fois libéré de tout contrat, qu’il rempile pour une somme dérisoire. Et comme Phil Jackson ne comptait pas revenir non plus, cette hypothétique ultime saison n’avait aucune chance de devenir réalité.
Mais quelle belle histoire, si bien racontée ! The Last Dance est sans doute trop beau pour être vrai, un tantinet romancé, mais c’est indiscutablement le meilleur documentaire sportif jamais réalisé, le must du divertissement. Un exploit de plus au palmarès de Jordan, et un coup de maître pour Netflix.
The last dance (de Jason Hehir, 2020, 8h11 – 10 épisodes). Avec Phil Jackson, Michael Jordan, David Aldridge, Scottie Pippen, Steve Kerr, Michael Wilbon, Deloris Jordan, Andrea Kremer, John Paxson, Bill Wennington. Un film produit par ESPN Films, NBA Entertainment, Mandalay Sports Media (MSM), Netflix, Chicago Bulls et ESPN, distribué aux USA par ESPN et dans le reste du monde par Netflix. Crédits photos: ©2020 Netflix – Tous droits réservés.