Jason Yu – Sleep (Entretien à Paris, 29 janvier 2024)
Ceci est la version française de l’entretien avec Jason Yu, réalisateur du film Sleep. Une interview groupée avec Mélanie du site The Spectators, Evan du podcast Le fil d’Ariane (à suivre sur Spotify), Andrea (Sandreas à suivre sur Instagram) et William du site Les Chroniques de Cliffhanger & Co. Sleep sort au cinéma en France le 21 février 2024. To read this interview in english, click right here.
Mélanie (The Spectators) – Vous venez de gagner le Grand Prix au Festival du film fantastique de Gerardmer. Félicitations ! Que ressentez-vous après avoir reçu une telle reconnaissance pour votre premier long-métrage ?
Jason Yu – J’étais très choqué de gagner ce prix. C’est très agréable. C’est comme un rêve, je suis très reconnaissant, très honoré. Sleep, mon premier film en tant que réalisateur, c’est déjà un miracle de réussir à faire un film, mais être en plus sélectionné au Festival de Cannes puis en compétition au Festival de Gerardmer, c’était vraiment un grand honneur car la France est un pays de cinéma avec beaucoup de cinéphiles, un grand honneur de pouvoir voir mon film à Gerardmer avec un public français qui a beaucoup aimé le film. D’habitude, je n’ai pas une haute estime de moi-même, mais cela m’a donné confiance. Je peux désormais envisager de faire un second film et peut-être faire mieux.
Mélanie (The Spectators) – Parlons des personnages. Vous mettez en scène deux personnages qui s’aiment dans un film d’horreur. Pour une fois, il y a un personnage féminin fort. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ? Avaient-ils la liberté d’improviser ? Ont-ils contribué au développement de leurs personnages ?
Jason Yu – Oui. J’ai eu l’énorme privilège de travailler avec deux grands acteurs en Corée, Lee Sun-kyun (Parasite, les séries Payback et Dr. Brain) et Jeong Yu-mi (Dernier train pour Busan, A bittersweet life). Ils ont des styles très différents, même totalement opposés. Jeong Yu-mi est très libre et comme une toile neuve. Lors du premier jour de tournage, elle est venue me voir sur le plateau et m’a dit que je pouvais lui dire quoi faire de A à Z, qu’elle le ferait exactement. Elle est géniale, très précise et très appliquée. Mais à un moment pendant le tournage, elle comprenait tellement bien son personnage, notamment son importance, que je n’avais plus grand chose à lui dire, elle était si à l’aise qu’elle était totalement autonome. J’étais toujours ouvert à l’improvisation. Il y a beaucoup de scènes où Jeong Yu-mi s’est éloignée du scénario qui sont dans le film et qui le rendent meilleur, à mon avis. Ce sont des moments inoubliables.
Lee Sun-kyun était habitué à jouer le premier rôle dans ses films précédents, mais il a été très humble, intelligent et élégant car ce projet comportant deux rôles principaux l’a passionné. Il a très vite compris qu’il n’avait pas le premier rôle, que Soo-jin, l’épouse, était le personnage central et que son rôle à lui était de la soutenir, un peu comme Scottie Pippen avec Michael Jordan. Et grâce à lui, grâce à son positionnement gracieux et altruiste, nous avons eu le champ libre pour renforcer encore davantage le personnage de Soo-jin. C’est un acteur qui travaille beaucoup en amont du tournage, il arrive fin prêt, presque trop, même. Dès le premier jour de tournage, il était parfaitement conscient de son personnage, il le connait par cœur. Chaque jour, il venait me voir et ouvrait son scénario couvert d’annotations. Nous discutions et il me disait que son personnage ne pouvait pas dire cela, qu’il ne devait pas ressentir de la colère à ce moment-là, plutôt de la tristesse, qu’il devait être plutôt attentionné que sceptique ou ennuyé. Il me donnait ses idées à propos de son personnage. Quand nous n’étions pas d’accord et le ton pouvait monter, c’était toujours à propos de son personnage, sa manière de faire telle ou telle chose, rien d’autre ne le préoccupait. Et la plupart du temps, il avait plutôt raison. J’ai compris que j’étais parfois trop attaché au scénario, au rythme, au tempo et à ce qui me paraissait fidèle aux personnages.
Oncle Gilles (Place du Cinéma) – Vous aviez donc confiance dans le jugement de vos acteurs?
Jason Yu – Ce n’est pas vraiment une question de confiance, car leurs suggestions étaient souvent excellentes et très logiques par rapport à leur métier. Mes deux acteurs principaux se sont toujours montrés très opiniâtres, ils me disaient ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas, et comment faire mieux. J’ai eu beaucoup de chance, car aussi bien les acteurs que les techniciens avaient toujours plein d’idées. Selon une expression dans le monde du cinéma coréen, il y a deux sortes d’équipe: soit ils manquent d’enthousiasme et il faut systématiquement remettre du charbon dans le fourneau pour les tenir en éveil sur le projet, soit ils sont un peu trop investis et il faut les calmer en remettant de l’eau régulièrement. Par chance, mes collaborateurs étaient très enthousiastes, très passionnés par ce petit projet, ils aimaient l’histoire et chacun a contribué à l’améliorer. Mon rôle était donc de choisir les meilleures idées et d’écarter celles qui allaient un peu trop loin.
William (Les Chroniques de Cliffhanger & Co) – Il y a un autre personnage important dans le film, c’est le décor, l’appartement. Vous utilisez le minimalisme avec peu de personnages, on dirait presque une pièce de théâtre. Comment avez-vous abordé ce type de mise en scène ?
Jason Yu – C’est très intéressant car je pense que dans une certaine mesure, j’ai abordé ce film comme une pièce de théâtre. Comme au théâtre, il est composé de plusieurs actes. Le décor est le même, mais à chaque entracte, on quitte ce lieu et on y revient pour s’apercevoir qu’il a changé. Il peut s’être écoulé beaucoup de temps et quelque chose, que ce soit l’ambiance ou le décor est radicalement différent. J’aime ça au théâtre, la manière de montrer le temps qui passe, comment les relations entre les personnages changent, c’est très efficace et radical. Je pensais que ce serait une bonne solution pour mon film afin de compenser la banalité du décor, comme on reste dans la maison. Avec la décoratrice Shin Yu-Jin et le directeur de la photographie Kim Tae-soo, nous avons essayé d’utiliser au mieux les différents chapitres. Et nous avons travaillé pour que le décor et l’image montrent ce que les personnages ressentent à chaque chapitre. Par exemple, dans le premier chapitre, nous voulions mettre en avant l’amour entre les deux personnages, Soo-jin et Hyun-su, la femme et le mari. Nous avons donc essayé de rendre l’ensemble aussi chaleureux et confortable que possible rien qu’avec le décor, avec plus d’objets et un éclairage plus chaud. Dans le second chapitre, pour mettre l’accent sur ce qu’a enduré Soo-jin, le stress et la terreur qu’elle a affrontés chaque jour, nous avons rendu le décor plus froid et oppressant. On est peut-être allés un peu trop loin dans le troisième chapitre, mais nous voulions vraiment amplifier ce que ressentaient les personnages à ce moment-là.
Evan (Le fil d’Ariane) – Vous avez été assistant de Bong Joon-Ho (réalisateur vedette oscarisé et palmé à Cannes pour Parasite, mais également auteur de Okja, Snowpiercer, The Host et Memories of murder). Comment cela vous a-t-il permis de progresser en tant que réalisateur ?
Jason Yu – Quand j’ai fini mes études à l’université, mon premier emploi a été comme l’un des assistants-réalisateurs de Bong Joon-ho pour le film Okja (2020, 2h01, un film Netflix). Cela a duré deux ans et demi, c’était très long. Je l’ai suivi pendant la pré-production, le tournage, la post-production et même la promotion du film. J’ai eu la chance incroyable d’être à ses côtés et d’observer sa démarche de réalisateur à chaque étape. Ceci dit, pendant que je travaillais sur ce film, je n’avais pas l’impression d’apprendre grand chose car j’étais trop occupé à essayer de faire mon travail au mieux, de ne pas gâcher son film, je n’avais pas vraiment conscience de ce qui se passait. Mais quand j’ai commencé à travailler sur mon propre film, j’ai réalisé que consciemment et inconsciemment, j’essayais de reproduire sa manière de fabriquer Okja à chaque étape de Sleep. On peut donc dire que tout ce que je sais de la réalisation, je l’ai appris grâce à Bong Joon-Ho sur son film. J’ai eu la chance inouïe de suivre un des plus grands réalisateurs, d’observer ses méthodes et de les apprendre. Mais cela a également des avantages en dehors du film. Les équipes marketing coréenne et internationale ont utilisé cette relation pour faciliter la promotion du film et Bon Joon-Ho a eu la bonté de faire des compliments sur le film, ce qui a éveillé l’attention du public. Mon film était très attendu. Je lui suis donc très reconnaissant, car cela nous a beaucoup aidés.
Andrea (Sandreas) – Pourquoi avez-vous choisi de réaliser un film d’horreur ?
Jason Yu – En tant que spectateur et amateur de films, l’horreur n’est pas mon genre préféré. Il y a pourtant de très bons films d’horreur. Mais j’avais très peu des films d’horreur, en fait. Je suis peureux de nature, et je me souviens que dans ma jeunesse, mes amis m’ont emmené voir un film d’horreur et cela m’a traumatisé pendant des semaines. J’ai donc évité le genre pendant très longtemps suite à cette mauvaise expérience. Ceci dit, j’ai compris très vite en créant Sleep que cela devait être un film d’horreur. Je devais donc rattraper un retard considérable et j’ai passé beaucoup de temps à regarder et étudier les grands films et les grands réalisateurs du genre. Cela m’a permis de comprendre qu’en fait, j’aimais beaucoup les films d’horreur. J’ai compris sur quel savoir-faire génial reposaient de tels films, et cela m’a fait apprécier encore plus ce genre. C’est un de mes genres préférés désormais. Et j’ai donc eu très envie de faire mon propre film d’horreur. Comme mon genre de films préférés, contre toute attente, c’est la comédie romantique (mon plaisir coupable), alors que j’ai voulu faire un film d’horreur, mon faible pour l’amour et les relations amoureuses s’est fondu dans l’histoire et cela a créé un film hybride bizarre, ce qui a donné du fil à retordre à l’équipe marketing pour classer le film. Mon amour des deux genres, comédie romantique et horreur, a créé cet étrange mélange.
Oncle Gilles (Place du Cinéma) – Jordan Peele, un ancien comique américain qui réalise des films de genre très appréciés au cinéma (c’est le réalisateur de Get out, Us, Candyman et Nope) a déclaré récemment que la seule différence entre comédie et horreur, c’est la musique que l’on ajoute au montage. Qu’en pensez-vous?
Jason Yu – Je connais cette citation et je suis en total accord avec lui. J’irai même plus loin, ce sont le son et la musique qui font la différence si vous voyez ce que je veux dire, car quand nous avons commencé le montage de Sleep avec tout ce que nous avions tourné, sans musique et sans effets sonores, ça ne faisait pas peur du tout, ça ressemblait vaguement à un drame romantique dans la vie d’un couple marié. C’était déprimant car nous pensions avoir raté notre film, ce n’était pas un film d’horreur. Mais dès que nous avons commencé à ajouté des effets sonores et de la musique, j’ai réalisé que c’était la source du suspens et de l’horreur. C’est ça qui a transformé le film en ce qu’il est aujourd’hui. C’est fou, car on est vraiment passé d’une potentielle bouse, qui nous aurait tous mis au chômage, à un très bon film d’horreur, sans aucun doute. Je suis donc parfaitement d’accord avec Jordan Peele. On pourrait penser qu’un film d’horreur repose sur l’image ou les effets visuels et que c’est ça qui va vous hanter, mais ce sont bien la musique et les effets sonores qui créent cette atmosphère très particulière. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, c’est drôle, mais je suis sûr qu’il y a une étude scientifique qui explique ce phénomène, c’est très intéressant.
Mélanie (The Spectators) – Quelles sont les références cinématographiques de Sleep? L’horreur vient des choses les plus simples. Quelque chose d’aussi élémentaire que le sommeil devient terrifiant. Je pensais au film de Wes Craven, Les griffes de la nuit (avec le fameux Freddy Krueger, 1984, 1h31) et à la peur de dormir.
Jason Yu – Je pense que Les griffes de la nuit est une excellente référence. Je ne suis pas sur que cela ait directement influencé mon film. Je ne cherchais pas consciemment à m’inspirer d’un film en particulier, mais quand le film est sorti et en parlant aux spectateurs, j’ai réalisé que je m’inspirais de tout, c’est le produit de beaucoup d’influences. Et je pense seulement maintenant au film Les griffes de la nuit, qui est effectivement une référence évidente. Rien que le potentiel du sommeil dans un film d’horreur. Le sommeil, c’est un état de soumission totale à l’environnement fondée sur la certitude d’être en sécurité. C’est l’endroit le plus sur, vous êtes avec la personne la plus sure à votre connaissance, vous y croyez dur comme fer, il est évident pour vous que vous allez dormir tranquille et vous réveiller le lendemain. C’est très amusant d’inverser cela et de rendre le sommeil dangereux, menaçant, ce qui vous inspire le plus confiance, votre dernier rempart, alors que la vie est difficile quand vous sortez de chez vous, quand vous rentrez vous coucher, cela devrait être l’endroit le plus paisible, votre dernier refuge. Mais si on vous prive même de ça, ce serait si démoralisant, si terrifiant. Je pense que c’est particulièrement souligné dans Les griffes de la nuit, même mieux que mon film. Dans Sleep, nous avons sans doute essayé d’intégrer ces tourments ressentis quand le sommeil devient un sujet de terreur et d’horreur.
Evan (Le fil d’Ariane) – Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre tradition et modernité dans votre film?
Jason Yu – Vous voulez dire entre médecine et spiritualité? Je pense que c’est très représentatif de la société coréenne, peut-être même la société asiatique au sens plus large. En Corée, tout particulièrement, nous faisons souvent appel à la médecine même pour une petite plaie ou une toux légère. Contrairement aux États-Unis, nous allons tout droit à l’hôpital pour nous faire soigner au moindre souci. Nous allons chercher des médicaments à la pharmacie. Il y a donc une grande croyance et une dépendance à la médecine et à la technologie médicale. Ceci dit, je parie que sept coréens sur dix ont déjà consulté un shaman et probablement participé à un rituel pour chasser un mauvais esprit ou communiqué avec un esprit bienveillant, certains ont des talismans dans leur porte-feuilles, pour porter bonheur, attirer les bonnes ondes ou chasser les mauvaises. La société coréenne est assez paradoxale. Et pourtant, il me semble que tout cela coexiste sans trop de tensions. C’est très naturel. Je pense que cet aspect de la société coréenne est représenté dans le film. Ce n’est pas conscient de ma part, nous avons simplement imaginé, moi et une personne coréenne, ce qui se passerait si de telles choses arrivaient dans un foyer coréen.
William (Les Chroniques de Cliffhanger & Co) – Avez-vous des idées pour votre prochain film ?
Jason Yu – Oui, j’ai quelques idées de films. Soit un film un peu comme Sleep, un film de genre, une sorte de thriller mystérieux. Et je suis également intéressé par un film totalement à l’opposé. Comme je l’ai dit, j’aime les comédies romantiques, c’est mon plaisir coupable et je rêve d’en réaliser une un jour. Nous verrons bien. Il n’y a pas grand intérêt aujourd’hui pour une comédie romantique, mais on ne sait jamais, si j’arrive à proposer un bon sujet et un bon scénario, cela se fera peut-être. Les deux projets m’intéressent beaucoup, on verra lequel des deux l’emporte.
Sleep de Jason Yu (2024, 1h35). Avec Lee Sun-kyun, Jeong Yu-mi, Kim Kum-Soon, Kim Kuk-hee, Lee Kyong-jin, Yoon Kyung-Ho. Un film produit par Lewis Pictures, distribué en France par The Jokers et à l’international par Lotte Entertainment. Le film sort au cinéma le 21 février 2024.