Entretien avec Mehdi M. Barsaoui et Sami Bouajila – Un fils.
Entretien réalisé le jeudi 27 février 2020 avec Mehdi M. Barsaoui (scénariste et réalisateur) et Sami Bouajila (acteur) pour le film “Un fils” par Mitra Etemad (TrendysLeMag), Élise Remy (Lily lit), Zineb (21stcenturywomen.com) et Gilles (Place du Cinéma). Le film sort au cinéma en France le 11 mars 2020. Voir notre article ici.
Q. – Au début du film, on suit une famille qui vit tranquillement dans un cocon, à l’abri, et il y a un drame qui casse tout, une attaque terroriste. Pouvez-vous expliquer, remettre en contexte cet événement déclencheur qui passe très vite ?
Mehdi M. Barsaoui – C’est une famille qui se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment. Ils n’étaient pas la cible de cet attentat. La cible, c’était la garde nationale qui les a doublés en voiture. C’est cinq ou six scènes plus tard, dans la salle d’attente de l’hôpital, où les patients et visiteurs regardent la télé, que nous donnons des informations sur ce qui s’est passé. C’étaient les prémices des attaques terroristes en Tunisie en 2011, c’est là que tout a commencé car les institutions sécuritaires étaient les premières cibles des cellules pré-Daesh en Lybie qui se sont infiltrées en Tunisie. Ils ont reçu une balle perdue. C’était un faux appel d’urgence, la police s’est rendue sur place et est tombée dans une embuscade, cette famille s’est retrouvée là par hasard. Ce n’était pas un film sur le terrorisme, je n’ai ni les moyens, ni la légitimité, ni les outils. Ce qui m’intéressait, ce sont les répercussions de la politique et du social sur une famille.
Q. – Au départ, c’est une famille moderne. Ensuite, après le drame, on quitte la modernité et on retourne dans une tradition liée à la religion. Pourquoi ce changement ?
Mehdi M. Barsaoui – C’est une remise en question de la modernité de cette famille, en fait. C’est pousser cette famille à bout, aller explorer des territoires inconnus. Si tout est moderne et beau, ça devient lisse et ennuyeux. Or, je crois que l’être humain est profondément contrasté, ce qui m’intéresse, c’est d’explorer ces faces cachées des personnages. C’est une famille en mutation dans un pays en mutation, c’est comme ça que Mariem et Fares se redécouvrent. Les personnages en sortent grandis.
Q. – Pendant tout le film, les personnages passent indifféremment du français à l’arabe en plein milieu des phrases, ponctuent certaines plus intenses dans une langue ou l’autre, est-ce qu’il y a une logique et comment cela s’est-il passé en termes d’écriture, au tournage puis au montage ?
Mehdi M. Barsaoui – On parle comme ça.
Sami Bouajila – Il y a un héritage colonial.
Mehdi M. Barsaoui – C’est notre culture, on mixe. C’est un héritage, certes, mais pas colonial, plutôt géographique car dans notre dialecte on intègre aussi quelques mots en italien, et quelques mots en maltais et en espagnol aussi. C’est notre manière de parler. Vu la position géographique de la Tunisie sur la mer Méditerranée qui est ouverte à énormément de cultures, c’est cette richesse méditerranéenne. On parle vraiment comme ça. Après, tout dépend de l’environnement social, du statut social. Mais en tous les cas, le Tunisien intègre parfaitement le français et le tunisien, et… il n’y a pas de logique. On peut commencer une phrase en français et la finir en arabe, comme on peut la commencer en arabe et la finir en français, ou la faire totalement en français ou totalement en arabe. Tout dépend de la sensibilité de chacun et de l’environnement. Cela fait partie de nous, donc on l’a intégré dans le film. En plus, c’était super intéressant que ce personnage-là qui a grandi en France se retrouve en Tunisie dans un environnement qu’il ne maîtrise pas très bien.
“On parle comme ça. Cela fait partie de nous, donc on l’a intégré dans le film.”
Mehdi M. Barsaoui
Sami Bouajila – Je ne contredis pas Mehdi car il est légitime. Lui, il est né et il a grandi là-bas. Mais je vais nuancer. Je réitère que je pense sincèrement qu’il y a un héritage colonial qui se fait là-bas, comme dans le reste du Maghreb. Et dans certains pays comme le Maroc, c’est encore plus flagrant qu’ici. Mes parents sont tunisiens. Il a raison quand il dit que c’est une classe sociale. L’arabisation est revenue dans les années 80 (fin 70, début 80). Sinon, on apprenait le français en primaire. Mes parents ont appris le français en primaire, ceux qui avaient le droit d’aller à l’école. Ma mère, quand la classe était pleine parce qu’il y avait des Français qui venaient, elle a arrêté d’aller à l’école. Elle n’a même pas fait le certificat d’études. Quand elle est arrivée en France, ma mère ne parlait pas et ne comprenait pas le français. Mon père, si, car il a passé le certificat d’études. Moi, par rapport à Mehdi, je suis né en France, j’ai un arabe oral, qui est très maigre car ça fait vingt ans que je ne vis plus avec mes parents, que je les vois peu, mon arabe s’est perdu. Je le comprends très bien mais je n’ai pas leur dextérité, ni leur virtuosité, ni leur vocabulaire. Ensuite, quand je parle d’héritage colonial et de classe sociale, Mehdi a raison, tout le monde ne parle pas français là-bas. Quand je vais dans ma famille en Tunisie, ils ne comprennent pas et ne parlent pas le français. Mes petits cousins, si, car ils l’ont appris en cours. Avec eux, j’ai plus de facilités à communiquer parce que quand je n’ai plus d’arabe, je finis mes phrases en français et on y arrive; et puis on a grandi ensemble, le temps des étés, on se comprend. Mais ma tante, mon oncle et le reste de la famille, non.
Mehdi M. Barsaoui – Le français est en train de perdre sa place.
Sami Bouajila – Même avant. Quand on était petits, ça nous permettait de pratiquer la double culture. Je le pense en tous cas. Il y a un autre rapport avec la langue française. Il y a une politique particulière au Maroc sur le français. D’abord, au Maroc, tout le monde ne parle pas l’arabe. Il y a beaucoup de Berbères. J’en connais moult pour y avoir travaillé, ils ne comprenaient pas l’arabe. Tenez, par exemple, j’ai interprété Omar Raddad, dans Omar m’a tuer (2010, de Roschdy Zem, 1h25). Omar, quand il vient en France, il ne parle ni français ni arabe. Il parle berbère. Et au Maroc, les classes sociales aisées pratiquent le français. Le petit Youssef, qui joue mon fils dans le film [Youssef Khemiri, qui interprète Aziz], parle aussi bien français que vous et moi; il va dans un lycée français. C’est une volonté politique des parents, qui ne sont pas d’une classe aisée, et qui misent sur l’enfant.
Q. – Quelle est la chanson qu’ils écoutent tout le temps dans la voiture au début ?
Mehdi M. Barsaoui – C’est “Gregorius” de Si Lehmaf. C’est un tube de 2011. Comme les événements se déroulent en 2011, il me fallait un tube de l’époque et en commençant un peu à chercher, je suis tombé amoureux de ce titre-là. Ça parle de la famille, de la Tunisie, de mensonge et de trahison, du coup ça faisait écho à l’histoire de cette famille-là. On ne l’a pas sous-titrée pour ne pas donner trop de sens.
Sami Bouajila – Moi, quand il me traduisait, j’étais scié. C’est vraiment très fort, avec beaucoup d’humour à la Guignol, ils flinguent les institutions, la politique…
Mitra – En rentrant, on va essayer de traduire les paroles…
Sami Bouajila – Il faut être Tunisien, parce que c’est du jargon, des références de là-bas.
Mehdi M. Barsaoui – Le premier couplet, il dit (il traduit en direct) : “Aujourd’hui j’ai découvert que mon père était un robot, ma mère est du Pakistan et mon frère est le fils de Zorro”. C’était too much. Même, à un certain moment, quand la caméra passe sur Meriem, les paroles de la chanson disent “énormément de mensonges”. Il faut vraiment maîtriser la langue pour le comprendre.
Q. – Vous avez fait beaucoup de plans très près. On voit vraiment les détails des visages, on ressent vraiment leurs expressions, leurs sentiments. Pourquoi ce choix de cadrage ?
Mehdi M. Barsaoui – Pour moi, ce n’était pas assez. Je voulais aller encore plus près. Antoine Héberlé, mon chef opérateur, me disait: “là on est vraiment très serré”. Je voulais être proche de ces personnages-là pour essayer de les comprendre, de sentir ce qu’ils vivent. Je voulais vraiment être très proche de leurs yeux, surtout, car je pense que c’est un petit peu le miroir de l’âme. Voilà, c’est pour ça qu’il y a des moments où ça ne parle pas, où on est vraiment en très très gros plan sur les yeux.
Q. – Cette année, on a beaucoup de films du Maghreb comme Papicha (de Mounia Meddour, 2019, 1h45), Adam (de Maryam Touzani, 2020, 1h40), le vôtre, des films qui donnent une nouvelle image de la femme maghrébine. Quand on parle d’infidélité, par exemple, Meriem ne s’excuse jamais ou presque. Quel est votre point de vue sur ce personnage ?
Mehdi M. Barsaoui – C’était un parti pris. Je voulais ancrer le film dans une certaine modernité. Du moins, c’est la société dans laquelle je voudrais vivre. Une société où l’homme et la femme sont totalement égaux, pas seulement sur le papier.
Je remets un peu les choses dans leur contexte: la femme tunisienne jouit d’énormément de droits par rapport au monde arabe. Par exemple, juste pour en citer quelques-uns, la femme tunisienne a eu le droit à l’avortement, le droit de vote et au divorce avant beaucoup de femmes européennes. La Tunisie, et j’en suis fier, est le seul pays arabe où la polygamie est interdite. Donc, la femme a un statut et ce, depuis 1956… en théorie. Dans la pratique, on n’y est pas encore. Le socle est là, mais on est un petit peu loin d’une totale émancipation. Quand un enfant nait, on ne pose même pas la question à la femme tunisienne si elle veut être la tutrice légale de son enfant. Ce droit est automatiquement octroyé au père, ce que je trouve un petit peu scandaleux.
Et donc, comme vous l’avez dit, elle ne se justifie pas. Moi, en tant qu’auteur, on est dans une société où les hommes ne se justifient pas, je ne vois pas pourquoi les femmes doivent le faire.
“Je voulais ancrer le film dans une certaine modernité.”
Mehdi M. Barsaoui
Q. – Et du coup, quel est votre rapport à l’homme moderne ?
Sami Bouajila – Je regrette la polygamie (rires). J’attends que ça se réinstaure en Tunisie pour y retourner. Est-ce que je suis moderne ? Il faudrait demander à mes enfants.
La vision que j’ai de la femme moderne? Tout ce que dit ce jeune homme, ma mère me le racontait déjà, bien qu’elle ne fumait pas et ne buvait pas. J’ai connu la Tunisie comme ça, moi. On en parlait avec Mehdi. Petit, c’était l’ère Bourghiba, quoi. J’ai l’impression qu’il y avait un truc olé-olé, une fraîcheur…
Mehdi M. Barsaoui – Il y a un héritage social, politique et culturel.
Sami Bouajila – Les Tunisiens en sont assez fiers. Le mec, il était même pas charismatique, il a une place viscérale auprès des Tunisiens. J’ai connu la Tunisie de l’intérieur, je n’ai pas de famille rétrograde, les choses étaient bien plus simples. L’aspect rétrograde, je l’ai connu en France dans les années 80 avec l’islam politique qui arrivait. Mais ça n’a rien à voir avec la religion, et ça s’est fait partout, au Maghreb, pareil. Je n’ai jamais vu autant de foulards que maintenant.
Mehdi M. Barsaoui – Les choses étaient privées aussi. Maintenant, on vit malheureusement dans une société où il y a l’affirmation et l’envie de vouloir montrer sa religion, sa différence.
Sami Bouajila – Il y a une démarche insidieuse. C’est politique, tout ça.
Q. – Qu’est-ce qui vous a donné envie d’incarner ce personnage ?
Sami Bouajila – Un scénario comme ça avec un personnage comme ça. Il y a peu d’acteurs qui reçoivent un truc comme ça dans l’année. Il y a des choses plus triviales, et je ne crache pas dessus, ce n’est pas un jugement. Mais des personnages incarnés comme ça avec des situations et un point de vue à défendre, avec un film inspiré, voire visionnaire, c’est particulier, quand même.
Mehdi M. Barsaoui – Et ça faisait longtemps qu’il n’avait pas tourné dans un film tunisien. Le dernier, c’était Les silences du palais (de Moufida Tlatli, 1994, 2h09).
Q. – C’est un film bâti sur les oppositions, notamment entre la famille et le couple. À quel moment est-ce que l’intérêt de l’enfant qui passe en premier et les affaires du couple qui priment ? Quelle est votre sensibilité à tous les deux par rapport à ces questions ?
Sami Bouajila – J’aurais une approche différente de lui, car c’est le chef d’orchestre. Moi, je vais incarner. J’ai juste essayé de me mettre dans la peau du gars qui va vivre ça et comment il va se faire déstabiliser. Donc à un moment, il s’est senti dépouillé, il y a quelque chose qui lui a manqué et il y a une propriété de revendication et de légitimité qu’on lui enlève, qu’il revendique et qu’il veut imposer. Après, ça donne l’intérêt du personnage, toutes ces facettes-là, où une fois qu’il est poussé dans ses retranchements, son apparente modernité, elle s’effrite. Il y a un instinct qui ressort, et au-delà de cet instinct, il y a l’intelligence du cœur et de l’humain qui prime, et c’est ça que je trouvais beau. Comme dans la vie, une fois qu’on lâche prise, j’ai l’impression qu’il y a des réponses qui arrivent.
“Il y a peu d’acteurs qui reçoivent un truc comme ça dans l’année.”
Sami Bouajila
Mehdi M. Barsaoui – En fait, le personnage est tiraillé par l’ego du père, l’ego de l’homme, l’ego du mari; à un certain moment, pour que je ne m’y perde pas, plus on avance dans le film, plus l’ego de l’homme laisse place à l’ego du père, et le père tue le mari et tue l’homme, c’est un type en mode “père engagé” à 100%. Le personnage passe par différents stades et plus il évolue, plus le père tue le mari, l’homme blessé, l’homme trahi et c’est l’intérêt de l’enfant qui prime. La mère aussi passe par différents stades. C’est la femme adultérine, qui est jugée par le staff médical, par les gens, son mari. Elle accumule jusqu’à une scène du film où elle est harcelée par deux jeunes. C’est une scène qui peut paraître anodine, mais qui a sa place dans la construction de ce personnage-là. Elle en a marre. Elle décide que plus personne ne va l’atteindre. La femme active tue la femme passive, elle renait. C’est la nouvelle Meriem.
Voir notre article sur le film.
Un fils (Bik Eneich), de Mehdi M. Barsaoui (2020, 1h36). Avec Sami Bouajila, Najla Ben Abdallah, Youssef Khemiri, Noomene Hamda, Qassine Rawane, Slah Msaddek, Md Ali Ben Jemaa, Jihed Cherni. Un film produit par Cinétéléfilms, Dolce Vita Films, 13 Productions, en coproduction avec Metafora Production, Sunnyland Film et Jour2Fête, distribué en France par Jour2fête. Au cinéma le 11 mars 2020. Crédits photos: Jour2fête (film) et Place du Cinéma (entretien) – Tous droits réservés.