Entretien avec Kirill Mikhanovsky (Give Me Liberty)

Pour son deuxième long-métrage en tant que réalisateur, Kirill Mikhanovsky a choisi de retourner à Milwaukee, ville américaine du Wisconsin qui l’avait accueilli avec ses parents à l’âge de 18 ans. Avant de se lancer dans des études de cinéma, le jeune Kirill s’est familiarisé avec la langue et la culture américaines en faisant des petits boulots, notamment au volant d’un imposant véhicule spécialisé dans le transport de personnes handicapées. C’est dans cette tranche de sa propre vie qu’il a décidé, avec sa partenaire d’écriture Alice Austen, de situer Give Me Liberty, pour raconter les histoires de gens modestes dans une communauté parmi les plus divisées des États-Unis qui, au cours d’une journée mouvementée, vont tenter de se rapprocher. De passage début juillet en France où il a présenté plusieurs avant-premières de ce long-métrage (qui est sorti au cinéma le 24 juillet 2019), Kirill Mikhanovsky nous a ouvert son univers lors d’une interview sur la terrasse au sommet des locaux de Wild Bunch Distribution à Paris. Rencontre.


Place du Cinéma: Kirill Mikhanovsky, bonjour. Enchanté de vous rencontrer. Vous êtes né à Moscou, vous avez émigré aux États-Unis à 18 ans, vous avez étudié à Milwaukee et New York, puis vous avez tourné votre premier long-métrage au Brésil (Sonhos de Peixe, 2006), et nous voici aujourd’hui à Paris (France) pour parler de votre second film, Give Me Liberty. Que pouvez-vous nous dire sur ce grand voyage?

Kirill Mikhanovsky: Le voyage a été très difficile, à ma grande surprise. Mais cela devait se passer comme ça. Le premier film s’est fait presque facilement par rapport au second. Il a été écrit rapidement et financé presque aussitôt. Il m’a fallu un peu de temps pour le réaliser. Il y a eu des problèmes techniques qui nous ont fait perdre du temps. Malheureusement, il n’a pas été vraiment distribué. En tous cas, pas en France.

Et après, j’ai essayé de faire un autre film. Assez rapidement. Mais il y avait des embuches sur la route. Et sans m’en rendre compte, j’ai perdu 6 ans sur un projet qui a échoué à la dernière minute. Presque 6 ans. C’était un film cubain. J’ai mis tous mes œufs dans la même panier. J’ai consacré tant de temps sur un même film, je l’ai porté de toutes mes forces, et au bout de six ans, je n’avais rien. Car là encore, le film a été annulé 5 semaines avant le tournage pour des raisons financières. J’étais ruiné professionnellement, financièrement et psychologiquement. Il m’a fallu du temps pour me remettre en selle.

J’ai fini par rencontrer Alice Austen, ma collaboratrice sur Give Me Liberty. Nous avons écrit le film ensemble. Nous avons créé le projet et poussé le rocher ensemble pendant toutes ces années jusqu’au sommet. Plusieurs fois, ce rocher a failli nous écraser. En fait, c’est arrivé plusieurs fois. Mais nous avons été assez rapides pour faire face au rocher et le repousser. Et nous avons fini par l’amener au sommet. Et une fois arrivés au sommet, enfin presque au sommet, nous avons été de nouveau repoussés. Retour à la case départ.

C’était en octobre 2017. Le financement du film a encore échoué. Cette fois, c’était pour Give Me Liberty. Et nous avons décidé d’avancer quand même, le tournage a commencé quelques mois plus tard. Et nous avons réalisé le film pour un budget bien plus réduit. Tout cela a pris presque 10 ans. J’ai bien sûr travaillé sur d’autres choses entre-temps, des projets qui portent mon nom.

Mais malheureusement, c’est officiellement mon second long-métrage à voir le jour après tant d’années. J’avais visiblement besoin de cette expérience pour arriver ici aujourd’hui et m’asseoir devant vous, sur le toit des bureaux de Wild Bunch. Voilà précisément le temps et les difficultés qu’il a fallu traverser. C’est comme ça et je l’accepte. C’est très bien.

Place du Cinéma: Vous avez gardé le contrôle créatif de votre film. C’était très important.

Kirill Mikhanovsky: Oui.

Place du Cinéma: Et vous avez réuni autour de ce projet la communauté de Milwaukee. Dans le générique du film, vous remerciez en effet des petits commerces de Milwaukee qui ont contribué au film financièrement. Comment avez-vous fait pour les impliquer?

Kirill Mikhanovsky: Eh bien dès le début, Alice et moi avons décidé de tourner à Milwaukee, car Milwaukee était un personnage important du film, au même titre qu’un acteur. Nous avons tenu bon à propos du tournage à Milwaukee même. C’est vraiment Milwaukee qui a inspiré le film.

Pour nous, c’était très important spirituellement de tourner principalement à Milwaukee. Nous avons refusé de faire le film ailleurs. Mais nous sommes arrivés au point où nous n’avions pas de financement. Donc, le seul moyen pour faire le film sur place était de faire appel à des commerçants locaux. De nombreux commerçants, en fait. Donc, nous avons envoyé des assistants de production dans toute la ville, faire du porte-à-porte et rencontrer les entreprises locales pour leur demander de contribuer.

L’un des premiers à nous soutenir était le Café Benelux, qui fait partie du Lowlands Group. Avec Eric Wagner, qui est devenu producteur exécutif du film, et son partenaire David Stamm. Eric Wagner possède une chaîne de restaurants qui propose de la bière belge, ou fabriquée dans la tradition de la bière belge. C’est un chevalier belge, pour son investissement dans la culture de la bière. Il a été intronisé Chevalier d’Honneur [dans la Chevalerie du Fourquet des Brasseurs en 2012]. Il nous a fourni des milliers de dollars de nourriture pour nous aider à faire avancer le projet.

Il y a eu aussi Sobelmans, un restaurant qui fait parmi les meilleurs hamburgers du pays. David Sobelman a généreusement offert des centaines de hamburgers à la production. Il y a eu aussi des pizzerias et de nombreux commerces…

Il y a eu d’autres formes de partenariats. L’un de nos principaux partenariats était avec l’Eisenhower Center, un centre consacré aux personnes handicapées. Nous en sommes très fiers. Nous sommes devenus amis, nous les aimons beaucoup. Nous y passons du temps dès que possible, pour faire des rencontres, pour échanger des ondes positives. Et ils sont devenus nos partenaires professionnels.

Place du Cinéma: Avez-vous présenté le film là-bas?

Kirill Mikhanovsky: Bientôt. Nous allons organiser une première du film à Milwaukee. Le 21 août 2019, nous allons sortir Give Me Liberty au Oriental Theatre, qui existe depuis 95 ans. Il fait partie de nos partenariats, avec Milwaukee Film. On leur doit l’éclosion d’une scène du cinéma à Milwaukee. Ils organisent l’un des plus importants festivals nationaux de cinéma aujourd’hui. Un des festivals les plus suivis du pays, qui dure près de deux semaines. Son directeur s’appelle Jonathan Jackson. Il a soutenu notre film.

Nous avons aussi un partenariat très important avec le Wisconsin African American Women’s Center (WAAW), dont la directrice, Joséphine Hill, est une figure importante de la communauté de l’Ouest de Milwaukee, qui est la ville où la ségrégation est encore la plus présente aux États-Unis. Elle nous a gentiment offert ses locaux au WAAW pour faire passer nos auditions. Pendant trois ans, elle a mis un toit sur notre tête. Un énorme site avec différents niveaux et des pièces, où nous avons fait passer nos auditions sans payer le moindre loyer. Pour nous, c’était extraordinaire de faire venir nos candidats au centre (WAAW). Elle est d’une gentillesse et d’une générosité incroyables. C’est une figure emblématique de la communauté qui rassemble vraiment les gens. Elle a compris que quelque chose d’important était en train de se passer. Elle l’a reconnu. C’est une personne formidable, qui mérite plus de reconnaissance dans cette ville.

Malheureusement, pour son 75ème anniversaire, aucun représentant de la mairie n’était présent. C’est vraiment dommage. Nous avons été invités. Nous étions fiers de participer à cet événement. Nous sommes très fiers de ce partenariat. Nous lui sommes très reconnaissants. Nous aimerions avoir plus d’argent pour contribuer à son organisme, qui en a besoin. Malgré tout, Joséphine Hill accueille dans ses locaux de nombreux événements culturels, des mariages africains, il y a un groupe de danse, un groupe de théâtre. Le centre accueille beaucoup de gens dans un quartier qui est vraiment difficile.

L’Ouest de Milwaukee est un quartier en grande difficulté qui essaie de survivre. C’est un quartier défavorisé qui a vraiment besoin d’aide. Et Joséphine Hill est vraiment le cœur et l’âme de ce quartier, et nous sommes honorés d’être ses partenaires.

Place du Cinéma: Est-ce que vous pouvez me parler du titre du film? Give Me Liberty, c’est un titre très accrocheur. Pour quoi « liberty » plutôt que « freedom »? Est-ce que vous l’avez choisi pour sa sonorité? Et que signifie le mot « liberté » pour vous?

Kirill Mikhanovsky: L’histoire du titre est pratiquement l’histoire du film. Avec Alice Austen, nous avons écrit la première version du scénario sans titre. C’est parfois difficile. On peut avoir le titre d’abord, avant le scénario ou l’idée même du film. Il y a des titres formidables. Il m’arrive souvent d’avoir un très bon titre, sans projet derrière. Mais dans ce cas, c’était l’inverse.

Nous avons écrit une version complète du scénario. La première version, mais nous n’avions pas de titre. Et on en recherchait un désespérément. Nous avons tout essayé. Nous avons essayé de prendre des extraits de dialogues ou des thèmes du film. Soit c’était prétentieux, ou alors ça ne fonctionnait pas. Ou c’était trop compliqué, trop sophistiqué… Rien n’était juste. Ça sonnait faux. Et Alice aime citer quelqu’un dont le nom m’échappe, quelqu’un a dit, à propos d’un écrivain, que le titre est la couleur cachée du livre. La couleur que l’on ne voit pas. Je crois que c’est la bonne citation.

Un jour, nous faisions la queue dans un café, et elle a désigné quelqu’un dans la queue. C’était un homme, tunisien, avec qui nous avons fait connaissance et qui était mécanicien automobile. Il portait un tee-shirt jaune sur lequel était dessinée une Statue de la Liberté avec un bandeau sur les yeux, et l’inscription « Give Me Liberty ». Et on s’est dit: « Voilà notre titre ! » Nous sommes donc allés voir ce monsieur qui était très gentil et il nous a donné son tee-shirt. C’était donc le titre du film.

Et nous avons intégré le tee-shirt dans le scénario. Il y avait un personnage appelé Dima.
Dans un moment de liesse, les gens s’amusent, quelqu’un retire son tee-shirt et le donne à Dima. Dima, ce personnage extraordinaire, le grand bonhomme sympathique, enfile ce tee-shirt avec l’inscription « Give Me Liberty » et à la fin du film, il meurt. C’était très symbolique, puissant, émouvant. On s’attache au personnage et il meurt à la fin avec ce tee-shirt, parce qu’il aime le rêve américain, il y adhère complètement, etc.

Il y a eu de nombreuses versions du scénario car nous n’avions pas de financement. Nous avons mis 3 ans à réunir l’argent pour faire le film. Pendant ce temps-là, nous avons continué à le réécrire pour qu’il garde sa fraîcheur. Puis Alice Austen a réécrit le scénario entièrement,
ramenant l’histoire de 10 jours à un seul jour. Beaucoup de personnages et certains lieux ont disparu, c’était un scénario très condensé. Le tee-shirt n’était plus là ! Donc « Give Me Liberty » n’existait plus. Il n’y avait plus la référence. Mais nous avons gardé le titre.

Et nous avons essayé de nous en débarrasser. Mais un titre, c’est comme le destin, on est marqué à vie, on ne peut pas s’en débarrasser. On sent que c’est le bon. Et ça ne change pas. Et c’est drôle, car je ne savais plus pourquoi c’était « Give Me Liberty », c’était comme ça, et personne n’a jamais demandé pourquoi c’était « Give Me Liberty ». Personne n’a jamais demandé: « Qu’est-ce qui se passe? » Ça n’a jamais dérangé personne. Et pour moi, cela indiquait que c’était juste. On sent que c’est juste.

Mais aujourd’hui, je pense que je comprends pourquoi, en repensant à l’expérience de la fabrication du film, je crois comprendre pourquoi c’est « Give Me Liberty ». Parce que ce que vous voyez sur le grand écran reflète exactement comment le film a été fait. Il a été fait sans financement, en très peu de temps, avec une toute petite équipe. Il a été fait juste après avoir souffert le pire revers de toute la production du film. C’était en octobre 2017.

Nous étions en relation avec A24. Ils ont choisi notre film en février 2017, et ont dit que c’était la meilleure chose qui leur soit arrivée depuis Moonlight. Et ils nous ont accordé le financement complet du film, enfin, après deux ans et demi de lutte. Et ils ont dit: « Allez-y, faites-le. » Donnez-nous juste le budget du film, le planning de production et les visas de travail américains pour vos acteurs étrangers. On était en février. En juillet 2017, aucun de ces documents n’était établi. Car notre partenaire, qui nous a présentés à A24, n’a pas réussi à donner le budget, le planning
et les visas pour les acteurs étrangers. A24 nous a alertés. Ils se sont mis au travail aussitôt. Mais c’était déjà trop tard, car ils ont réalisé qu’il faudrait 3 à 4 mois pour obtenir les visas. Et fin septembre 2017, A24 nous a lâchés. Ils ont dit: « Désolés, vous avez raté le train. » Notre partenaire nous a appelés pour dire qu’ils avaient quitté le projet.

Alice et moi, nous nous sommes regardés, et avons dit: « Qu’est-ce qu’on fait ? » C’était un moment crucial. C’était un vrai moment de liberté. Soit tu te laisses abattre, soit tu continues à avancer. Nous avons décidé de continuer et trois mois plus tard, nous tournions le film avec un budget très réduit. Avec un budget très réduit ! Et je pense qu’au bout du compte, c’est la raison de notre titre, « Give Me Liberty ». On l’a pris. On a pris la liberté.

C’est une question de liberté, la liberté de choisir. À chaque étape, Victor a des choix à faire et il les assume. Le film parle du rêve américain, mais il faut lire entre les lignes. On parle de liberté sans en parler directement.

Place du Cinéma: On sait que le film est tiré de votre expérience de conducteur, mais quelle part de Vic est inspiré de vous?

Kirill Mikhanovsky: Je pense que je suis tous les personnages du film. Je les aime tous.

Place du Cinéma: Vous êtes Dima?

Kirill Mikhanovsky: Dima aussi, bien sûr, je suis Dima à 100%! Je suis aussi son grand-père. Et sa mère! Quand on écrit un livre ou quand on fait un film, on se retrouve dans chaque personnage. Je pense que c’est très important d’investir chaque personnage. Ce n’est pas mon alter ego.

Place du Cinéma: J’aime la manière qu’a Dima de toujours trouver le moyen de faire quelque chose avec rien. Car il ramasse le poulet qui est a priori immangeable.

Kirill Mikhanovsky: Oui, il a brûlé.

Place du Cinéma: Il est censé être brûlé. Mais Dima le ramasse quand même, choisit les bonnes parties et l’emporte pour le manger. Avec lui, ça fonctionne. C’est un personnage qui fait avancer les choses. Est-ce qu’il reflète ce que vous avez vécu ?

Kirill Mikhanovsky: Exactement. Dima est le déclencheur. C’est le catalyseur qui devait arriver et tout chambouler. Je pense que c’est vraiment un personnage important qui déclenche des choses pour Victor. C’est vraiment une force de la nature. C’est une force de la nature extraordinaire qui fait irruption dans l’histoire.

Place du Cinéma: Il est très engageant.

Kirill Mikhanovsky: Il fait irruption dans l’histoire, et fait parfois dégénérer la situation. Mais c’est nécessaire, comme pour notre projet, pour faire avancer les choses. Absolument, Dima est un personnage central. C’est le Durden… Comment s’appelle-t-il?

Place du Cinéma: Tyler Durden? [Personnage joué par Brad Pitt dans Fight Club, de David Fincher]

Kirill Mikhanovsky: Oui, Dima, c’est le Tyler Durden de Victor. D’une certaine façon.

Place du Cinéma: Merci de nous avoir accordé de votre temps.On espère que le film va marcher dans le monde entier.

Kirill Mikhanovsky: Merci. J’apprécie.


Give Me Liberty, de Kirill Mikhanovsky (2019, 1h51). Avec Chris Galust, Lauren « Lolo » Spencer, Maxim Stoyanov, Arkady Basin, Steve Wolski, Michelle Caspar. Un film produit par Give Me Liberty Productions, distribué par Wild Bunch Distribution. Sortie au cinéma le 24 juillet 2019. Crédits photos: Wild Bunch – Tous droits réservés.

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