Sans filtre, le choc palmé de Ruben Östlund

Déjà couronné à Cannes pour The Square en 2017 (70ème édition), l’auteur et réalisateur Ruben Östlund poursuit sa percée au cinéma avec une verve particulière, caractéristique, sans tomber dans le cliché. Il vient donc d’obtenir une seconde Palme d’Or à l’occasion du 75ème festival de Cannes (2022) pour un film des plus originaux, à la fois critique, expérimental et comique. Une proposition qui remue littéralement les tripes. Le film, son premier en langue anglaise, s’appelle Sans filtre en France et Triangle of Sadness à l’international, il sort au cinéma en France le 28 septembre 2022.


Woody Harrelson au centre d’un cast parfait

Comme pour The Square (avec Dominic West), Ruben Östlund a fait appel à une vedette américaine pour agrémenter un cast international de premier plan, c’est l’incontournable et intemporel Woody Harrelson qui a donc hérité du costume de Capitaine du navire, un rôle loin d’être anodin, à la fois prestigieux et pathétique, avec une certaine profondeur, à l’image de la situation. Un joli cadeau empoisonné. C’est clairement la tête de gondole qui rassure le spectateur et les financiers, permettant d’assurer une visibilité internationale au film tout en castant dans les rôles principaux des acteurs et actrices moins connu•es, et de se faire plaisir avec une galerie de seconds rôles plus impactants les uns que les autres, qu’ils soient mannequins ou acteurs et actrices de renom, mais pas nécessairement identifiés par le grand public. Du très haut niveau, un ensemble parfait, mais à la notoriété plus confidentielle. Entrent ainsi dans la lumière des projecteurs cannois Harris Dickinson et Charlbi Dean Kriek, qui incarnent Carl et Yaya, un couple de modèles influenceurs évoluant pour un temps au contact des plus fortunés. Un petit monde à part, dont le réalisateur souligne les contradictions, la vanité, les dangers mais aussi certaines capacités inébranlables, comme la survie et peut-être, au fond, l’incapacité crasse à se remettre fondamentalement en question. Une population gâtée condamnée à mourir du changement climatique par pure inconséquence, qui s’amuse, en attendant l’inévitable.

Une mise en scène machiavélique

Que ce soit pour de longs plans-séquences ou des scènes au découpage plus classique, Ruben Östlund s’appuie sur des acteurs et actrices de grand talent qu’il pousse à la perfection. Cela peut paraître normal pour du cinéma, mais pas nécessairement. Sur son plateau, il s’offre le luxe du temps, puisqu’il réalise en moyenne 23 prises. C’est son truc. Si la plupart des acteurs parvient généralement à faire le job en une ou deux prises, parfois trois, le metteur en scène suédois prend plaisir à prolonger le travail bien au-delà des habitudes (dans la série des fous furieux perfectionnistes, David Fincher tourne facilement à 30-40 prises et jusqu’à 99 sur des séquences particulièrement sensibles, comme la scène d’ouverture de The Social Network, mais c’est une exception et plutôt un contre-exemple). 23 prises, c’est déjà un marathon. Et visiblement, ça paye. Dès la scène d’ouverture, avec un ensemble de modèles parfaits dirigés par un remarquable animateur de télévision spécialisé dans la mode, le cinéaste place la barre très haut, proposant d’emblée une scène en plan-séquence géniale, brillamment interprétée et coordonnée. Précis et totalement investi dans son œuvre, le cinéaste suédois aura ainsi dirigé des acteurs et actrices d’une dizaine de nationalités différentes pendant 85 jours de tournage (en plusieurs phases), puis collaboré à la post-production pendant 22 mois. Il a réussi à accorder leur juste place à chacun de ses personnages, son film le plus ambitieux étant ramené à force de patience à 2 heures et 22 minutes.

Palme ou pas palme ?

La question est épineuse. Quel film mérite une Palme d’Or? Issue d’un processus de sélection rigoureux, puisque des milliers de films sont reçus et évalués en commission pour établir la fameuse Sélection officielle divisée en catégories (En compétition, hors compétition, Un certain regard…), puis soumise à l’appréciation d’un jury constitué du gratin de la profession, chaque Palme cannoise est par nature subjective et controversée, mais toujours de très haut niveau – précisément là où il est difficile voire impossible de départager les meilleurs. Ruben Östlund a réussi à s’installer à cet endroit-là, au sommet du monde cinématographique et culturel, et il semble bien parti pour y rester. Parmi les 22 films en compétition, il y avait évidemment du beau monde: Kirill Serebrennikov (Zheina Chaikovskogo), Kore-Eda Hirokazu (Broker), James Gray (Armageddon Time), David Cronenberg (Les crimes du futur), les frères Dardenne (Tori et Lokita), Park Chan-Wook (Decision to leave), Claire Denis (Stars at noon). On pourrait décerner la Palme aux fléchettes et parfaitement justifier n’importe quel résultat. Mais il ne peut en rester qu’un, et c’est un récidiviste qui l’a emporté. Et sur sa lancée, le réalisateur encore jeune (48 ans) et en parfaite maîtrise de son art et de ses sujets, un cinéaste déjà accompli mais résolument motivé à aller encore bien plus loin (il parle de travailler encore une trentaine d’années) pourrait parfaitement en remporter davantage. Si Jack Nicholson collectionne les Oscars, Ruben Östlund a commencé une bien belle collection de Palmes d’Or.


Ruben Östlund a présenté son film Sans filtre (Triangle of sadness) à Paris dans plusieurs cinémas, notamment l’UGC Les Halles, où il avait déjà présenté son film précédent, The Square, 5 ans plus tôt. Deux palmes dans la même salle. Une séance dédiée à Charlbi Dean, actrice du film disparue prématurément peu avant sa sortie en salles.


Sans filtre de Ruben Östlund (2022, 2h22). Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Woody Harrelson, Vicky Berlin, Henrik Dorsin, Zlatko Buric, Jean-Christophe Folly, Iris Berben, Dolly de Leon, Sunnyi Melles, Amanda Walker. Un film produit par The Coproduction Office, Plattform Produktion, Imperative Entertainment, 30West en coproduction avec SVT, ZDF-Arte, Essential Films distribué en France par Bac Films et à l’international par Coproduction Office. Le film sort au cinéma le 28 septembre 2022. Crédits photos: ©2022 Plattform Produktion / CoproductionOffice, tous droits réservés.

OncleGil

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