Give me liberty, une Amérique à l’accent russe

Quand on débarque à Milwaukee, venant de Russie, on a une certaine perspective sur l’Amérique, ses rêves et ses contrastes, sa vie au quotidien et le mélange des cultures. C’est ce point de vue unique qu’a tenu à partager, contre vents et marées, le co-auteur et réalisateur Kirill Mikhanovsky, dans son second long-métrage, Give Me Liberty. Un film dense et rythmé, un road movie concentré d’humanité. Un auteur qui vit en perpétuelle bataille pour arriver à ses fins, exactement comme Vic, son héros à la tâche impossible: conduire ses clients (prévus et imprévus) dans un véhicule pour handicapés à travers les rues encombrées de Milwaukee. Un parallèle édifiant, que l’auteur nous a raconté en détails lors d’une interview survoltée.


Destination Milwaukee

Aux États-Unis, pour monter un film, on optimise généralement en privilégiant les régions ou les villes qui proposent des incitations fiscales – la Nouvelle-Orléans post-Katrina permet ainsi à certaines productions qui s’y installent d’augmenter le rendement de leur investissement grâce à un crédit d’impôt des plus intéressants. Mais du coup, les productions cinématographiques se retrouvent systématiquement orientées vers les mêmes lieux.

Ce n’est pas le cas de Milwaukee, ville d’accueil de la famille Mikhanovsky (le jeune Kirill avait alors tout juste 18 ans). Comme l’auteur ne voyait pas son film ailleurs, il a donc dû batailler ferme avec sa partenaire Alice Austen, co-autrice et également coproductrice, pour imposer l’objet de son inspiration. La ville de Milwaukee est son cadre, dans une autre ville, il n’aurait pas raconté la même histoire.

De Vic à Dima

Si Vic, le personnage principal incarné par Chris Galust, chauffeur qui véhicule des personnes handicapées à travers la ville, reprend précisément un épisode de sa vie à Milwaukee, Kirill Mikhanovsky réfute d’emblée l’exclusivité autobiographique de son héros. En effet, en tant qu’auteur, il s’est projeté dans chacun des personnages qui composent son aventure. Vic n’est donc pas son unique alter ego, il se retrouve ainsi complètement dans Dima (Maxim Stoyanov), le jeune homme souriant et enjoué, fan inconditionnel de Mohamed Ali, qui a l’art de retourner à son avantage des situations a priori désespérées. Il propose notamment sa propre version d’un principe simple – voir le bien dans le mal; même dans un poulet carbonisé, en cherchant bien, il y a de quoi faire un bon repas – mais il faut se salir un peu les mains. Et ne jamais se laisser abattre.

Entre professionnalisme et humanité

L’emploi de Vic n’est pas sans embûches, il peut être pénible et fatiguant, mais il reste assez simple: il faut amener des clients d’un point A à un point B dans un véhicule approprié mais de fait encombrant, avec des imprévus qui font partie intégrante du métier: les clients pas prêts au départ, les rues encombrées par des mouvements sociaux, les collègues qui manquent à l’appel et dont il faut bien compenser l’absence. En principe, il faut s’en tenir à la mission, au planning établi par la hiérarchie, qui n’est toutefois pas sur le terrain. À cela s’ajoutent quelques aléas supplémentaires qui font tout basculer: la famille et les amis. Quand tout un groupe de personnes âgées russes se retrouvent sans chauffeur pour assister à l’enterrement d’une proche, Vic n’a pas le choix. Il doit les aider, quitte à se détourner de sa mission et à terme, son emploi. Il prend des libertés qui pourraient lui être fatales – professionnellement.

Give me liberty – give me a break

C’est la première contradiction du personnage de Vic. Comment être professionnel et conserver son emploi si on s’écarte du planning déjà chargé, quitte à compromettre les missions prévues pour aider d’autres personnes dans le besoin, que personne n’aidera? Accumulant les détours et les retards, Vic est contraint de mécontenter certains, de leur faire prendre sur eux, pour aider les autres. Il donne ainsi une belle leçon d’humanité à certains, qui résistent, mais finissent pas comprendre. Seul, on peut avancer plus vite, mais en laissant du monde sur le côté; en aidant les autres, on avance un peu moins vite, mais cela a plus de sens. Au lieu de se contenter de faire son job, Vic voit plus loin.

Entre documentaire et fiction

En adaptant son vécu dans la ville même où les faits se sont déroulés, Kirill Mikhanovsky a souhaité restituer le plus fidèlement possible son expérience en respectant les lieux, l’ambiance et surtout les gens. Il a donc procédé à un casting rigoureux, loin d’être évident. Un sacerdoce, mais aussi l’occasion de découvrir des personnalités remarquables qui collaient parfaitement aux rôles proposés. On fait ainsi la connaissance de Lauren Spencer (Lolo), qui incarne Tracy, une cliente certes diminuée physiquement mais bien déterminée à ne pas se laisser abattre, qui dépasse sa propre maladie pour venir en aide à des personnes en difficulté. A priori d’une grande humanité, elle se retrouve confrontée à des difficultés inattendues et contrainte à puiser encore plus loin dans ses ressources pour s’en sortir. Une personnalité à découvrir sur sa chaîne youtube, Sitting Pretty Lolo.

L’Eisenhower Center

À la fois ancré dans la communauté et dans l’ADN du film, auquel il a participé grâce à un partenariat, l’Eisenhower Center personnifie les valeurs chères au tandem Mikhanovsky/Austen, puisqu’il s’agit d’un centre dédié à l’insertion professionnelle des personnes présentant un handicap, où sont organisées des activités variées, du plus sérieux au plus festif, avec soin et bienveillance, sans tomber dans le misérabilisme ou l’assistanat – l’idée est de rendre les personnes diminuées aussi autonomes que possible. C’est là que l’une des passagères de Vic, Michelle, doit chanter « Rock around the clock » devant un public. Tout un programme!

Le tandem Mikhanovsky/Austen à toute épreuve

Co-fondatrice de Give Me Liberty Productions avec Kirill Mikhanovsky en 2014, Alice Austen est une scénariste et dramaturge reconnue qui connait bien Milwaukee. Elle a porté le projet avec son co-scénariste et réalisateur, à travers de nombreuses épreuves – notamment, et non des moindres, la perte du financement à 5 semaines du début du tournage. Un tournage qui s’est fait quand même, contre toute attente, avec la caméra dynamique et frénétique de Wyatt Garfield (directeur de la photo), pour un budget bien moins important qu’initialement prévu.

Des soutiens inestimables

Le tout avec la participation de nombreux commerces et organismes locaux, venus à la rescousse du film sous diverses formes (partenariats, échanges…) comme le Café Benelux et le restaurant Sobelman’s, pour n’en citer que quelques-uns, et les soutiens prestigieux du Sundance Institute, de Skywalker Sound et de Film Independent. Le réalisateur ne tarit pas d’éloges non plus sur le Wisconsin African-American Women’s center (WAAW), et sa directrice emblématique Joséphine Hill, qui a abrité une partie de la production (notamment pour organiser les auditions du film pendant 3 ans).

Un morceau de vie américaine très original

Deuxième long-métrage de Kirill Mikhanovsky, Give Me Liberty est une œuvre singulière qui attrape au vol une journée dans la vie d’une communauté cosmopolite du Wisconsin, en pleine Amérique profonde, avec ses joies, ses peines, ses problèmes, ses contradictions, ses tensions – mais au fond, de la bienveillance tous azimuts. Clairement autobiographique, Give Me Liberty se révèle authentique et frénétique, tantôt angoissant, tantôt rassurant, à la fois ancré dans une réalité difficile et tenté de s’en échapper, d’oublier certaines responsabilités pour en assumer d’autres. Comme si le salut était toujours possible tant qu’on continue à courir et à s’accrocher, à l’image de Dima, au sourire communicatif en toutes circonstances, mais aussi de Vic, dont la détermination demeure intacte alors qu’il s’enfonce dans les difficultés. Un tel aplomb, à la limite de l’inconscience, force le respect. Et comme tous ces personnages reflètent, de son propre aveu, la personnalité d’un réalisateur totalement habité par son œuvre, cette rencontre ne pouvait être qu’enthousiasmante. On en sort donc grandi.

Thank you France

Lors de sa présentation en avant-première au cinéma UGC Les Halles début juillet, le réalisateur n’a pas manqué de remercier la France non seulement pour ses auteurs classiques qui l’ont accompagné tout au long de son voyage de cinéaste, mais également pour le soutien direct des professionnels (comme le distributeur Wild Bunch) et du public venu nombreux découvrir son œuvre. Une belle manière de rappeler le poids des cinémas hexagonaux dans le cœur des auteurs du monde entier, pour qui un film vit avant tout en salles. Give me liberty sort au cinéma mercredi 24 juillet 2019, une nouvelle étape fondamentale dans la vie de ce film unique.



Give Me Liberty, de Kirill Mikhanovsky (2019, 1h51). Avec Chris Galust, Lauren « Lolo » Spencer, Maxim Stoyanov, Arkady Basin, Steve Wolski, Michelle Caspar. Un film produit par Give Me Liberty Productions, distribué par Wild Bunch Distribution. Sortie au cinéma le 24 juillet 2019. Crédits photos: Wild Bunch – Tous droits réservés.

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